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Enfin la nouvelle lune, heureusement accompagnée de quelques nuages.
— On y va, décida l’Afghan.
— Tu t’occupes des chevaux ou du char ? lui demanda le Moustachu.
— Les chevaux sont sûrement plus dangereux.
— Alors, je m’en charge.
— Pourquoi toi ?
— Parce que c’est comme ça.
— On tire au sort.
— Pas le temps. Moi, je m’y connais en ânes, et les bestiaux hyksos sont juste un peu plus longs et un peu plus grands. Surtout, ne rate pas ton coup. Si nous n’avons pas le char, mes exploits seront inutiles.
— Le char sans les chevaux ne sera pas très utile non plus, souviens-t’en.
— Ça fait drôle, non ? Quand on est entré dans la résistance, j’étais sûr de ne pas vivre vieux. Et cette nuit, on va porter un coup terrible à l’envahisseur.
— Tu rêvasseras plus tard. En route.
En prenant un maximum de risques, les deux hommes avaient repéré des chars en réparation et des chevaux à l’écart du camp principal. Peut-être ces bêtes-là étaient-elles malades ou fatiguées. L’endroit présentait l’avantage notable d’être moins bien gardé que les autres écuries.
Vers minuit, il ne restait plus qu’une dizaine de sentinelles veillant sur les quadrupèdes et trois sur l’abri où trois chars attendaient leur remise en état.
Aplatis dans des herbes folles et coupantes, les Égyptiens observaient.
— Si une seule sentinelle donne l’alerte, murmura l’Afghan, nous sommes fichus. Il faut les supprimer toutes en même temps et sans bruit.
— J’ai peur que leurs alliés à quatre pattes ne les imitent, avança le Moustachu. Avant de les emmener, on pénètre dans le dortoir et on supprime les autres Hyksos.
Les deux hommes savaient que la moindre imprécision dans l’exécution du plan leur serait fatale. Mais l’heure n’était plus aux tergiversations et chacun, poignard en main, fit mouvement vers la cible qui lui avait été désignée.
Une seule sentinelle eut le temps de pousser un cri, vite étouffé.
Le cœur battant, les membres du commando se figèrent sur place. D’interminables secondes s’écoulèrent, aucun Hyksos ne se manifesta.
Les Égyptiens convergèrent vers le dortoir. Au signal du Moustachu, ils s’y engouffrèrent.
Seuls les deux officiers qui couchaient au fond du baraquement esquissèrent un geste de défense, mais les membres du commando étaient rapides et déterminés.
Sans mot dire, ils passèrent à la suite de leur mission.
Du côté de l’Afghan, aucune difficulté. Il choisit le seul char encore équipé de ses deux roues et le tira avec ses quatre compagnons en direction du fleuve.
Du côté du Moustachu, la tâche s’avéra beaucoup plus ardue. Le premier Égyptien qui s’approcha d’un cheval gris par l’arrière reçut un coup de sabot en pleine poitrine et s’effondra sur le dos.
Le Moustachu l’aida à se relever.
— Tu tiendras debout ?
— Je suis à moitié cassé, mais ça ira. Méfiez-vous de ces créatures !
— On leur passe des cordes autour du cou et on les haie.
La plupart des quadrupèdes acceptèrent le traitement avec plus ou moins de bonne grâce, mais l’un hennit en menaçant de mordre et un autre se cabra, sortit de l’écurie et partit au galop.
— Ne traînons pas ici, ordonna le Moustachu qui redoutait d’autres réactions brutales de la part de ces fauves.
Pourtant, plutôt satisfaits de cette promenade inattendue, les chevaux acceptèrent d’être guidés jusqu’au fleuve.
Sur la rive, les Égyptiens se congratulèrent. Un seul blessé, et la mission accomplie !
— Il y a encore l’embarquement, rappela l’Afghan.
Pour le char, la passerelle était trop étroite. Il fallut lui juxtaposer celle de secours et pousser le véhicule avec lenteur afin d’éviter qu’il ne tombe dans le fleuve.
— Au tour des chevaux, exigea le Moustachu.
Le premier refusa de grimper, le deuxième également.
— On leur pique les fesses, recommanda le blessé, qui n’éprouvait aucune affection pour ces animaux.
— Trop risqué, objecta le Moustachu.
— On ne va quand même pas les abandonner !
— J’ai une idée.
Le Moustachu repéra le cheval le plus grand et le plus robuste, un mâle blanc au regard direct, moins nerveux que ses congénères.
— On vous emmène à Thèbes, lui annonça-t-il, et vous y serez bien traités. La seule manière de nous y rendre, c’est d’emprunter ce bateau. Montre l’exemple en gravissant cette passerelle. Entendu ?
L’Égyptien caressa la tête du quadrupède et le laissa sentir son odeur d’humain. Après un long moment, l’animal accepta l’invitation.
Une jument lui emboîta tranquillement le pas, et les autres l’imitèrent.
— Tu sais parler à l’oreille des chevaux, remarqua l’Afghan.
— J’ai tellement de dons que je ne vivrai pas assez longtemps pour les exploiter.
Alors que l’aube se levait sur Memphis, on procéda à la relève de la garde dans le vaste camp hyksos. Encore une morne nuit où il ne s’était rien passé, encore une morne journée pendant laquelle assiégeants et assiégés resteraient sur leurs positions. Peut-être le commandant ordonnerait-il une parade de chars afin d’impressionner les Memphites en leur rappelant qui était le plus fort.
La sentinelle bâilla, heureuse d’en avoir terminé. Après avoir bu du lait et mangé du pain frais, elle irait dormir jusqu’à midi. Ensuite, repas et sieste.
Ce qu’elle crut voir devait être un mirage : un cheval, tout seul, errait dans le camp !
Le Cananéen alerta son supérieur dont les yeux étaient encore embrumés.
— Regardez, là-bas !
— On dirait… Non, ce n’est pas possible ! Qui aurait pu laisser un cheval s’échapper ? Je préviens immédiatement le commandant.
Brutalement tiré de son sommeil, ce dernier voulut vérifier par lui-même. Ce qu’il constata le mit dans une violente colère.
— Amenez-moi au plus vite les responsables de cet inqualifiable manquement à la discipline. Que ce cheval soit reconduit à son écurie.
Une bonne demi-heure plus tard, ce fut un palefrenier livide qui vint au rapport.
— Les soldats, morts… L’écurie, vide…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— L’écurie et le dortoir de l’ouest… Pas un seul survivant !
Accompagné de son aide de camp, le commandant se rendit sur place.
Le palefrenier n’avait pas exagéré.
— Les résistants ont osé voler des chevaux ! s’indigna l’aide de camp. Il faut prévenir Avaris.
— À mon avis, ce serait une graveur erreur.
— Commandant, c’est le règlement ! Un incident d’une telle gravité…
— Nous serons accusés d’incompétence et de négligence, moi, toi et nos subordonnés. Au mieux, ce sera la prison. Au pire, le labyrinthe et le taureau.
La pertinence des arguments ébranla l’aide de camp.
— Que… que proposez-vous ?
— Le silence absolu. On enterre les cadavres et on supprime le palefrenier. Ensuite, on oublie tout.